Le jour de mon anniversaire — sans raison particulière ! — ma mère agacée par mes relances permanentes à réclamer d’injustes explications, avait levé le voile en ce merveilleux dimanche matin. Le fait que nous soyons en fin de semaine, et qu’il fit beau n’y fut pas pour grand-chose non plus ! Lasse du harcèlement, et dans le but compréhensible d’apporter l’eau au moulin de mon insistante curiosité, elle déposa sur mon bureau, une photo où je crus me reconnaître. Une photo sépia à moitié cornée à force d’enfermement dans un coffre à souvenirs depuis une paire d'années. Enfin une paire, un jubilé devrais-je dire ! Une jeune personne y posait à demi-nue dans une attitude équivoque, fardant d’un rose honteux les joues de mes seize ans.
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Il parait que c'est moi qui ne suis pas normale à bannir mon corps de rêve. Bannir est peut-être un peu fort, disons que je me refuse à n'exister qu'à travers lui, trouve affligeants ceux et celles qui ne considèrent que l’enveloppe externe. La beauté intérieure qui fait sourire, les aptitudes, le comportement, les qualités de l'individu, ne sont-ils pas plus importants ?
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Je suis à l'heure à notre rendez-vous et elle naturellement en retard. Je l'attends impatiemment mais paradoxalement angoissée par l’éventualité qu’elle puisse aller plus mal encore que lors de nos dernières retrouvailles. Je crains un enfermement trop intense, et inexorable. Je la vois arriver de loin. Toujours mal fringuée, mal coiffée, telles les adolescentes que nous étions jadis, renfrognées dans les coins des cours d'écoles.
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Son corps majestueux et son charme naturel, sa personnalité débordante d'énergie, attirèrent la convoitise d'hommes peu scrupuleux envers son statut d'épouse heureuse. Un, plus entêté que les autres, ou plus amoureux — bel homme au demeurant — fit le siège en bonne et due forme de nombreux mois pour racoler ses faveurs. Elle le renvoya dans ses foyers prônant la raison et sa fidélité pour un mari qu'elle adulait. Rien n'y fit ! L'homme la harcela, alla jusqu'à forcer sa porte. Elle implora qu'il la laissât en paix, utilisa la menace d'en parler à l’époux influent, voire de porter plainte auprès des autorités contre sa traque avide.
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Nous chantons — faux pour certains — tous debout au pied du lit d'une Garance hilare. Un nourrisson rose de teint et de Babygros dort dans le berceau de plastique transparent à côté de sa mère béate. Marjorie nous arrive en pleine forme en cette belle journée ensoleillée, portée par une brassée de feuilles mortes. Octobre, équilibre des jours et des nuits, mois de Vénus et des natifs de la balance. Tout le monde y va de son petit couplet astrologique, défendant son signe comme un chien son os. Je me tais, préférant admirer le poupon qui grimace ou sourit dans son sommeil au gré d'on ne sait quelle tractation de son cerveau tout neuf. Cette petite Marjorie, sans le savoir, représente déjà à elle seule tout un collectif d'histoires tendres ou tragiques. La mémoire collective.
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Une panoplie de masques tous aussi superbes les uns que les autres me remet un peu de baume au cœur. L'évidence me saute aux yeux, je suis ravie ! Je m'en veux dans le même temps. Fautive, je trahis mes convictions. Que de bousculades dans mon esprit émulsionné par ces visions érotiques. J'oublie mes résolutions d'adolescente qui m'avaient fait entrevoir un univers perfide où l'apparence et le jeunisme régentaient le monde du travail comme celui des sentiments. Je me voulais, et Julie avec moi, la révolutionnaire de l'image culte. Nous prônions l'égalité des êtres humains qu'elle que soit leur race, leur couleur, leur taille ou leur aspect, nous étions engagées à bannir de notre langage le mot "différence". L'exemple frappant de ma duplicité s'appelle Gabrielle. Ma conscience scélérate n'hésite pas un instant à rejeter l’allégorie d’une Gertrude obèse dont tous se seraient moqués. Je refuse les regards portés sur ma plastique parfaite, comme la souffrance de Gabrielle qui vaut pourtant dix fois mieux que ma petite personne narcissique.
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Un geste incoercible me fait relever la tête vers l’avant du compartiment, je croise rougissant encore, son œil aux nuances de marais. Je me recroqueville dans mon fauteuil pour y échapper, et me traite de tous les noms d'oiseaux ! Au Diable ce puritanisme ! Je me sens ridicule, psycho rigide dans mon aversion pour les relations humaines qui, — surtout avec les hommes —, contrecarre toute forme de communication. J'y vois systématiquement le mal, dénudée dès qu'un regard masculin se pose sur moi, j’envisage le pire, les imagine tels des bêtes en rut ! Des larmes d'amertume et de solitude mouillent mes paupières, glissent sur mes joues que j'essuie d'une main rageuse. Leur motivation ne prend pas naissance dans la peine, ni dans le chagrin.
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Eric, quel drôle de type ! Je souris toute seule à me remémorer notre soirée de papotage, et surtout notre matinée. Il m'a fait découvrir un aspect ignoré de notre ancêtre commun, tout un pan de sa vie que peut-être, Camille elle-même ignore. Grande est mon envie de revenir sur le sujet, de l'affranchir des thèmes occultes escamotés par l'inconscient. A quoi bon remuer la boue, me dis-je ? Et puis j'ai promis de me taire sur ce sujet devenu tabou entre elle et moi.
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Mes mauvaises dispositions ont pris leurs jambes à leur cou, et c'est tant mieux. Je me sens prête à renouveler l'expérience quand il me la propose. Il prend soin de m'expliquer, pour me rassurer sans doute, que notre cerveau est une machine hyper perfectionnée certes, mais qui n'hésite pas à quelques goguenardises de bon aloi destinées à nous protéger. L'inconscient, notre ami bienveillant, veille au grain pour nous éviter des chocs traumatisants, surtout sans préparation préalable. Il attend vraisemblablement ma confiance et mon accord pour balancer les images d'une réalité cruelle. Il m’a donné le temps de la réflexion, m'a encouragée en sous main à l'enquête préliminaire qui me permet aujourd'hui de gérer la situation. A force d'y penser, d'envisager le drame de manière plus rationnelle, une force intérieure et euphorisante me fait consentir sans peur à regarder la vérité en face.
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Une jolie femme marche sur le trottoir. Je crois me reconnaître. Corps superbe, moulé dans une robe aux couleurs chatoyantes, un turban de même ton préserve son crâne des rayons étouffants. Elle danse presque sur ses talons hauts, est heureuse. Elle a rendez-vous avec l'homme de sa vie qui patiente dans le plus beau restaurant de la ville. Elle s'est faite belle pour l'occasion, arbore un sourire rayonnant. Un éclair brille près de son visage où se trémoussent deux créoles dorées. Elle s'approche de la foule, sans appréhension. Elle sait que des émeutes agitent le milieu ouvrier en grève. Elle comprend. Ils en ont assez d'être maltraités, mal payés, de subir une situation économique qui se dégrade un peu plus chaque jour. Elle adhère au mouvement sans toutefois y participer. Et puis, la journée est si belle !
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Je lui envoie un baiser du bout des doigts avant de quitter la demeure presque à regret. Une attente si longue pour un instant de pieux silence. Je me promets de revenir chaque jour jusqu'à mon départ prévu dans trois jours. Séjour qui me parait d’ailleurs incroyablement court après tous ces mois, ces années, d’attente. J'ai une dernière visite à effectuer avant de clôturer définitivement mon enquête générationnelle. Je la devine difficile, mais essentielle. Elle est la touche finale.
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